L’itinérance visible comme jamais

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Par Cynthia Martel
L’itinérance visible comme jamais
Éric (assis) Mélanie et Mario ont récemment élu domicile, malgré eux, sur les terrains de l’ancienne usine Fortissimo. (Photo : Ghyslain Bergeron)

ITINÉRANCE. 454. C’est le nombre estimé de personnes en situation d’itinérance visible dans la nuit du 11 octobre 2022 en Mauricie et au Centre-du-Québec. Une augmentation de 21 % par rapport au dernier dénombrement de 2018. Et cette problématique prend de plus en plus d’ampleur à Drummondville.

La lutte sera longue, très longue, mais il n’est pas trop tard, croient les acteurs du milieu. Au lendemain du Sommet municipal sur l’itinérance de l’Union des municipalités du Québec tenu le 15 septembre à Québec, L’Express a invité François Gosselin, coordonnateur clinique à L’Ensoleilvent, et la mairesse de Drummondville, Stéphanie Lacoste, à se prononcer sur différents aspects de l’itinérance, leur vision et les pistes de solution.

Leur perception de la situation

FG : «Le dernier dénombrement fait état de 10 000 itinérants au Québec, ce qui ne me surprend pas. Mais ce chiffre, ce n’est qu’un

François Gosselin. (Photo : Ghyslain Bergeron)

approximatif, car en réalité, c’est beaucoup plus dramatique. C’est basé sur une seule journée, c’est certain qu’il y en a plein que nous n’avons pas vus. On parle de 454 dans toute la grande région, mais j’héberge près de 400 personnes différentes par année. C’est difficile d’en faire le calcul, je le sais, j’ai participé au dénombrement. Dans une journée, on peut avoir réussi à loger une personne, mais quatre autres ont perdu leur logement. Ça bouge constamment. Une chose est sûre, les besoins et les demandes ne cessent de grandir. Chaque jour, on refuse au moins cinq personnes pour les unités de débordement de Drummondville et Victoriaville. Si la tendance se maintient, on va devoir refuser bien du monde cet hiver. On n’est pas sorti du bois, mais il n’est pas trop tard, car à mon avis, on n’a pas dépassé la ligne de non-retour.»

SL : «On demande aux municipalités d’assumer une plus grande part de responsabilité, mais de mon côté, je réclame que le CIUSSS prenne ses responsabilités au niveau des services. Ce n’est pas à la Ville de trouver les intervenants dans une ressource, par exemple. On peut être en soutien, mais on ne peut pas pallier les services offerts par le CIUSSS à la population. Il faut clarifier le rôle et les responsabilités de chacun et ça, c’est une demande qui est ressortie au sommet.

Une autre chose qu’on ne nomme pas souvent, mais qui est une réalité, c’est qu’il faut que les intervenants du milieu puissent être également en sécurité dans leurs interventions. Il faut déployer sur le terrain des alternatives pour les gens qui se désorganisent, leur offrir un lieu sécuritaire le temps qu’ils se réorganisent.»

Financement de 20 M$

Le ministre des Services sociaux, Lionel Carmant a annoncé un financement supplémentaire de 15,5 millions $ en réponse aux besoins immédiats en matière d’itinérance. Ce montant s’ajoute aux 4,5 millions $ par an prévu au budget 2023-2024. Mais est-ce que ça correspond aux attentes et aux réalités de la communauté?

FG : «C’est certain que c’est de bon augure, car si je prends par exemple l’unité de débordement à Victoriaville, je n’ai plus de financement à partir du 30 septembre. Quel montant va-t-on recevoir? Je ne sais pas. Une unité de débordement, pour pouvoir la faire fonctionner, ça prend entre 300 000 $ et 350 000 $. Sur 20 millions $ multipliés par des dizaines de ressources, ça ne sera pas long avant que cette somme soit distribuée. Selon moi, ça prend du financement récurrent, car en ce moment, on ne cesse de chercher des programmes qui pourraient nous donner des sous. Mais pendant ce temps-là, on ne développe rien.»

Stéphanie Lacoste. (Photo : Ghyslain Bergeron)

SL : «C’est sûr qu’on est contents, cependant, ça reste que ce n’est pas suffisant à long terme pour pallier les grands manquements, pour faire en sorte que l’itinérance disparaisse ou, du moins, qu’on puisse accompagner les gens en situation d’itinérance. C’est un pansement sur la plaie.»

Logements

Sans surprise, l’itinérance s’est accentuée avec la crise du logement. Dans le rapport du gouvernement, on y apprend que le principal point de bascule vers la rue en 2022 s’avère les expulsions. Plusieurs causes en découlent, dont les problèmes de consommation de substances, les troubles de santé mentale et les revenus insuffisants. Quelles sont les initiatives ici en matière de logement?

FG : «L’hébergement d’urgence c’est une base, c’est nécessaire, mais il faut développer des places pour du long terme. Si tu n’as pas de porte de sortie, tu ne vas qu’augmenter ton urgence, tu ne règleras pas le problème. Nous avons développé au fil du temps toutes sortes de petits programmes d’accompagnement au logement. À titre d’exemple, nous sommes parvenus à établir des ententes avec des propriétaires de logements pour notre projet que l’on nomme Prébail : en gros, L’Ensoleilvent avance les trois premiers mois de loyer de la personne concernée, ce qui assure une certaine sécurité pour le propriétaire et le locataire. Ensuite, on fait les suivis adéquats auprès du locataire pour qu’il devienne autonome et responsable. Généralement, au bout de deux ou trois mois, les gens commencent à payer par eux-mêmes. Nous avons également des ententes avec l’Office d’habitation Drummond. On a vraiment de bons résultats. Depuis le 1er avril, on a réussi à trouver un logis pour une vingtaine de personnes. Sans oublier que nous avons un logement transitoire pour héberger quatre personnes et nos 15 nouveaux logements issus de notre partenariat avec Innov habitat Drummond.»

Rappelons qu’en mars 2022, la Ville de Drummondville a investi 5,75 millions de dollars pour l’acquisition et la rénovation, s’il y a lieu, de 450 logements d’ici 2030, dont 200 d’ici 2026, sur le territoire. Ces derniers seront convertis en logements abordables en contrôlant le coût des loyers.

SL : «En ce moment, on suit notre plan de match pour la première phase. On continue d’être proactifs dans ce dossier-là et on essaie d’améliorer nos pratiques. Je rappelle que notre refonte complète du plan d’aménagement en urbanisme viendra aider les entrepreneurs à lever des portes. Nous travaillons la question sur tous les fronts pour faire en sorte d’avoir le nombre de logements adéquats. Se loger, c’est un droit. Oui, il faut investir massivement dans le logement, mais d’un autre côté, on a besoin d’intervenants pour faire en sorte que les gens qui trouvent des logements puissent y rester en ayant les comportements adéquats.»

Le travail en silo

Le travail en silo de différents intervenants et paliers gouvernementaux a été pointé du doigt avant et pendant le sommet.

FG : «On n’est plus capable de travailler en silo, on ne peut pas faire autrement que de travailler en partenariat. Si je n’ai pas les autres organismes communautaires autour de moi pour me supporter dans ma mission, je risque d’avoir bien des difficultés et vice versa. Et ça, ça s’applique aussi aux institutions gouvernementales des trois paliers. Je dirais par contre que dans la région, il y a une belle concertation avec la Table des partenaires en itinérance de la MRC de Drummond.»

SL : «Il faut que le provincial et le fédéral travaillent ensemble pour que l’argent descende le plus rapidement possible aux municipalités. C’est un autre gros constat du sommet. Dans d’autres provinces, ça arrive plus vite. Les chicanes provinciales et fédérales, ce n’est plus le temps!»

Les solutions

FG : «Le logement, c’est important d’y investir, mais il y a d’autres enjeux auxquels on doit s’attarder pour régler le problème. Actuellement, les gens souffrant de santé mentale n’ont pas de ressources. Il faut avoir plus de financement de ce côté, au même titre que les ressources en toxicomanie. C’est déplorable de savoir que la Maison Eurêka à Saint-Guillaume doit fermer temporairement.  C’est entre 30 % et 40 % de notre clientèle qui devrait passer par une maison de thérapie, mais on n’y parvient pas. Normalement, on devrait répondre à une demande de thérapie à l’intérieur de 48 heures, mais présentement, le temps d’attente est de plusieurs mois. C’est une lacune importante et ça se répercute sur la suite du cheminement : si les gens consomment, on ne peut pas leur trouver un logement.»

SL : «Il y a des experts qui sont venus nous chiffrer ce que ça coûterait si on continue à faire de la lutte contre l’itinérance versus mettre des efforts sur la prévention. À long terme, on serait gagnant avec la prévention. Ç’a d’ailleurs fait ses preuves en Finlande, car le nombre d’itinérants régresse.

Il y a un trou de service, notamment en ce qui a trait aux lits de dégrisement. Dans les refuges, on demande à la clientèle de ne pas être en état de consommation. Quand les personnes en situation d’itinérance se désorganisent et qu’on appelle la police à leur rescousse, bien le seul choix qu’on a, en ce moment, c’est de les amener à l’hôpital. Mais ce n’est pas le lieu approprié, car il n’y a pas les ressources requises. Il faut vraiment être plus performants de ce côté et je l’ai adressé au ministre Carmant. D’ailleurs, il m’a dit qu’il était dû pour venir à Drummondville.»

Ils ont choisi les terrains de la Fortissimo

Éric (assis sur la photo) Mélanie et Mario (debout) ont récemment élu domicile, malgré eux, sur les terrains de l’ancienne usine Fortissimo. Ils s’arrangent comme ils peuvent, à l’abri des regards, avec des bâches comme toit, des tentes pour dormir et des cordes pour sécher leur linge. Un petit poêle de fortune les réchauffe.

«Si on avait le choix, on ne serait pas ici. On attend tous un loyer. Il y a des listes d’attente, alors il faut bien s’organiser. Je suis dans la rue depuis juin 2022. Ma femme, avec qui j’ai passé 13 ans, est décédée il y a trois ans. J’ai bien tenté de m’en sortir, mais j’ai finalement perdu mon loyer», exprime Mario.

Quant à Mélanie, c’est une rupture amoureuse qui l’a menée à la rue. «On prend soin de nous autres. Le jour, on va voir nos amis au centre-ville, au parc Saint-Frédéric ou Woodyatt.»

Éric, qui crèche un peu en retrait, déplore que «des jeunes» viennent vandaliser les installations. «On ne fait rien de mal. On est tranquille. Il y en a qui sont venus déchirer nos tentes avec des couteaux. Ils ont même lancé des feux d’artifice dans notre direction.»

Pour le moment, les amis se préparent à affronter l’hiver québécois. «On a des murs isolants qu’on va mettre sous le toit. On verra. Il y a des ressources comme la Tablée (populaire) et la Piaule qui nous épaulent. Il y a aussi du soutien moral», indique Mario.

(Avec la collaboration de Ghyslain Bergeron)

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