La révolte gronde

Photo de Jean-Pierre Boisvert
Par Jean-Pierre Boisvert
La révolte gronde
(Photo : (Photo gracieuseté))

(Avec la collaboration de Josyane Cloutier)

(Note de la rédaction). Épuisées et désillusionnées, une demi-douzaine d’infirmières ont décidé au cours des derniers jours de se confier à L’Express, certaines d’une façon anonyme, d’autres pas. Pour éviter qu’elles vivent des représailles de leur employeur, L’Express a choisi de taire l’identité de chacune d’entre elles.

DRUMMONDVILLE. La révolte gronde chez les professionnels de la santé à Drummondville. Non seulement sont-ils outrés par les offres «inacceptables» de leur employeur dans le cadre des négociations entre leur syndicat et le CIUSSS-MCQ, mais ils sont désillusionnés par l’inaction de leurs gestionnaires malgré des appels à l’aide. Se vider le cœur, c’est tout ce qui leur reste.

Actuellement, la période de négociation s’inscrit dans la foulée de la convention collective signée au niveau national l’an dernier (NDLR : les négociations actuelles ont pour but de s’entendre sur les modalités locales).  Le Syndicat des professionnelles en soins de la Mauricie et du Centre-du-Québec (SPS-MCQ) a récemment dévoilé l’état des discussions avec le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec (CIUSSS-MCQ). D’après le document, dont L’Express a obtenu copie, certaines demandes de l’employeur sont considérées «inacceptables» par le syndicat : introduction d’horaires brisés (une journée de travail de 8h à midi et de 16h à 20h, par exemple), modification de l’horaire jusqu’au début du quart de travail si nécessaire, absence de quotas de vacances, déplacement de détenteurs de postes sans justification, etc.

Une jeune infirmière dans la vingtaine, qu’on appellera Béatrice pour les besoins de ce reportage, voit ces mesures comme une véritable régression. Pour elle, il s’agit d’une technique de manipulation de la part de l’employeur. «Pourquoi nous proposent-ils des conditions comme celles-ci, alors qu’ils savent pertinemment que le syndicat ne les acceptera jamais? Ils nous offrent le pire, pour qu’on accepte leur minimum. Mais nous, on n’obtient pas grand-chose.»

Ces révélations concernant les négociations de la convention collective ont été la goutte qui ont fait déborder le vase pour Josée (nom fictif) qui exerce le métier depuis 2016. Comme tous les autres, elle adore son métier… sur papier. Dans les faits, comme bien d’autres, elle songe tous les jours à changer de carrière, épuisée par le système. «[Quand  je suis entrée à l’école], je ne savais pas que je m’embarquais dans un bateau qui allait foncer droit dans un mur, et où les gestionnaires allaient me regarder me noyer.» Si elle a accepté de témoigner, c’est pour faire bouger les choses. «Si on ne fait pas d’actions concrètes, ça ne changera jamais. J’ai atteint ma limite», explique-t-elle, en précisant que bon nombre de ses collègues sont dans le même état d’esprit.

Le temps supplémentaire comme routine

Les temps supplémentaires obligatoires, considérées comme une mesure exceptionnelle, sont maintenant la norme pour les professionnels de la santé, selon les deux infirmières.

Ce qui serait actuellement en vigueur à l’hôpital Sainte-Croix, c’est d’offrir le choix entre un temps supplémentaire volontaire, ce qui signifie que, de son propre chef, l’employé commence quelques heures plus tôt pour finir quelques heures plus tard, et un temps supplémentaire obligatoire, où ils doivent rester à la fin de leur quart de travail jusqu’à une heure indéterminée. «Nous avons le choix, ironise Josée. Dans tous les cas, tout le monde travaille beaucoup plus que 40 heures par semaine.» Ses collègues et elle sont usés par ces horaires de fou, précise la jeune infirmière. Ce genre de situation peut arriver plusieurs fois dans une même semaine, tout dépendant des départements. Les semaines de travail de 80 heures sont courantes.

«Si j’ai le malheur de refuser de rester, on va me menacer avec des journées de suspension. On doit toujours se battre, même contre nos propres gestionnaires. On n’est pas dans une garderie. Je suis une professionnelle, je suis autonome et je suis capable de reconnaître mes limites.»

Cet aspect est d’ailleurs appuyé par sa collègue souhaitant rester anonyme. «Le système est malade, parce que tu te rends malade à y travailler.» Elle ajoute que les personnes travaillant pour la liste de rappels ont désormais pris l’habitude de prévoir des plages horaires de temps supplémentaire. «Cela devrait être une mesure exceptionnelle. Pourtant, on m’appelle à chaque dimanche pour voir si je peux rentrer en temps supplémentaire quelques fois dans la semaine. On le prévoit.»

D’ailleurs, pour certains postes, pour lesquels il existe très peu de professionnels formés, il n’est pas rare de faire rester toute une équipe pour la simple et bonne raison que personne d’autre ne peut actuellement remplir les tâches qui y sont associées. «Des employés demandent à être formés, ils sont prêts. On nous répond qu’il n’y a pas d’argent pour les formations. Mais, par exemple, il y en a pour payer du temps supplémentaire, expose Josée avec un petit rire. C’est très frustrant. Les gestionnaires ne pensent qu’à court terme. On ne règle rien en pensant comme ça.»

Des installations vétustes

L’hôpital Sainte-Croix et les méthodes de travail actuellement en vigueur dans l’établissement ne sont pas adaptées aux réalités de 2018, estime pour sa part Katia (nom fictif). «Je connais plusieurs personnes qui travaillent dans d’autres hôpitaux, comme à Saint-Hyacinthe, et nous sommes vraiment en retard, notamment en ce qui concerne l’informatisation», explique-t-elle. Dans certains cas, cela ralentit considérablement leur travail alors que le temps est déjà une denrée rare.

Un projet est actuellement mis en place concernant l’informatisation des documents de l’hôpital, notamment dans le département des archives, nous souffle à l’oreille une source bien au courant du dossier. Néanmoins, cela ne change pas le fait que cela aurait dû être fait depuis longtemps, d’après la jeune infirmière. «On nous demande de travailler avec des standards de 2018, avec des méthodes de travail des années 1980.»

Des conditions qui ne changent pas

Si le témoignage d’Émilie Ricard, cette infirmière de Sherbrooke qui avait interpellé directement le ministre Gaétan Barrette en dénonçant ses conditions de travail sur sa page Facebook, aura beaucoup fait jaser en janvier, rien n’a changé. «Ce qu’elle dénonçait n’était pas nouveau, et c’est encore la même chose aujourd’hui. Rien ne change. C’est aberrant. Nous sommes toujours en mode survie», soupire Josée.

«Je me sens dévalorisée. Je n’ai pas le luxe de forger une belle relation avec mes patients. Je ne suis plus une personne avec des besoins fondamentaux. Je suis un numéro.»

Plusieurs autres témoignages vont dans le même sens que ce qui est dénoncé plus haut. L’un d’eux, provenant d’une infirmière depuis 5 ans au CHSLD Frederick-George-Heriot, et auparavant préposée aux bénéficiaires, précise : «On ne sait jamais quand on finit de travailler…. Des collègues de plus en plus tombent malade d’épuisement… Je compte les dodos avant les vacances…. Ce n’est pas mon problème quand on m’appelle mais on joue avec mon mental, on me fait sentir que je n’aiderai pas ma collègue (mon amie) qui a fait 16 heures hier…. On doit vivre avec ça à tous les jours… »

 

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