SCIENCE. La deuxième arrivée au pouvoir de Donald Trump réjouit les uns, qui y voient une rétribution, et angoisse les autres, qui y voient un glissement vers la fin de la démocratie aux États-Unis. Qu’en disent les universitaires qui ont tenté de se projeter dans ce futur devenu notre présent ? Quelques suggestions de lectures.Â
Vaincre l’apathie
L’économiste Paul Krugman, dans sa dernière chronique avant de prendre sa retraite du New York Times, écrivait en décembre que la croyance des électeurs de Trump à l’effet qu’il mène une guerre contre «les élites» ne peut pas durer : «bien que le ressentiment puisse mettre de mauvaises personnes au pouvoir, à long terme, il ne peut pas les y garder. Arrive un moment où le public réalise que la plupart des politiciens qui pestent contre les élites font partie de l’élite, et ce public commence à leur demander des comptes pour leur échec à remplir leurs promesses». Krugman utilise le mot «kakistocratie», ou «gouvernance par les plus mauvais», pour désigner ce à quoi le public américain devra résister dans les quatre prochaines années.
Mais pour cela, il faut vaincre l’apathie qui a gagné une partie de la population des pays riches, estime Masha Gessen. L’autrice est une exilée de la Russie de Vladimir Poutine, et elle a souvent fait, depuis 2016, des parallèles avec cette même apathie qui a permis à Poutine de prendre le pouvoir et de s’y incruster. La même chose a permis de renverser la démocratie en Hongrie, disait-elle dans un texte publié le 18 novembre : «les gens vont se retrancher dans leurs vies privées et tenter de se couper du monde politique». En Hongrie, Viktor Orban avait été chassé du pouvoir en 2002. Huit ans plus tard, à l’encontre des prédictions, il était de retour. Entretemps, il avait élargi son mouvement et s’était présenté comme «le seul représentant légitime du peuple hongrois». Quinze ans plus tard, il est toujours au pouvoir.
«Le premier mandat de Trump avait mobilisé les gens d’une foule de façons — pour protester, pour suivre la politique… J’ai le sentiment que ça ne va pas se répéter» et que ce sont là les racines de ce que les sciences politiques appellent un régime autoritaire, comme on l’a vu en Russie et en Hongrie. «L’autoritarisme, c’est lorsque la politique disparaît. Les gens ne prêtent pas attention à la façon dont l’autocrate et son clan dirigent le pays. Et c’est souvent là l’entente entre l’autocrate et le public : vous aurez assez d’argent pour vous retrancher dans votre vie privée, et je vais faire ce que je veux… Ma crainte est que nous allons entrer dans une étape autoritaire, où les gens ne prêtent tout simplement plus attention, parce qu’ils se sentent impuissants, ou parce qu’ils se rappellent que leurs vies sont, après tout, assez bonnes.»
 Sources :Â
Masha Gassen, Surviving Autocracy, Penguin Books, 2020 et Hungary Shows Us How a Second Trump Term Might Play Out, New York Times, 18 novembre
Paul Krugman, Finding Hope in an Age of Resentment, New York Times, 9 décembre
Démocratie dysfonctionnelleÂ
L’auteur Tom Nichols appelait ce repli sur soi «une épidémie de narcissisme» dans son livre Notre propre pire ennemi paru en 2021. «Le plus important ingrédient du déclin de la démocratie moderne est le narcissisme… Par définition, une démocratie est une communauté. Un narcissiste est incapable de rester dans une communauté ou d’en devenir membre.» Nichols ajoutait que le ressentiment — face aux élites, au système, au pouvoir en général — est un puissant carburant que peuvent utiliser des chefs populistes pour convaincre un narcissique que «tout est truqué contre des gens comme lui». Résultat, l’addition de ressentiment et de narcissisme nourrit une demande très forte pour «de la vengeance et de la rétribution» — deux contre-indications pour une démocratie fonctionnelle.
On doit aussi à Nichols, en 2017, un livre intitulé The Death of Expertise, où il constatait que, chez un segment croissant de la population, la valeur de l’expertise était en déclin, remplacée «agressivement» par «l’insistance que toutes les opinions sur tous les sujets sont tout aussi valables». Le problème, constatait-il, n’est pas que les gens soient ignorants d’un sujet, mais qu’ils soient fiers de l’être. «Les gens ne font pas juste croire en des choses stupides ; ils résistent activement à l’idée d’apprendre davantage.»
La communauté des chercheurs en science politique qui étudie l’évolution des démocraties n’est peut-être pas si surprise de ce qui se passe aux États-Unis. Nichols cite un livre de 2018 intitulé How Democracies Die. Deux politologues de l’Université Harvard, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, y écrivaient : «Depuis la fin de la guerre froide, la plupart des effondrements démocratiques ont été causés non par des généraux et des militaires, mais par les gouvernements élus eux-mêmes». Ceux-ci ont «détourné les institutions démocratiques , poursuivent-ils en donnant entre autres les exemples de la Russie, de la Hongrie, du Nicaragua et de la Turquie. «Le recul démocratique, aujourd’hui, commence dans la boîte de scrutin.»
Sources :Â
Tom Nichols, Our Own Worst Enemy, Oxford University Press, 2021
Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, How Democracies Die, Crown Publishing, 2018
Des pistes de solution?
Quoi que ce soit que l’administration Trump tente au niveau économique, par exemple avec sa menace de tarifs aux importations, ça risque d’échouer, explique Krugman dans une analyse de la présente situation économique publiée le 12 janvier sur son blogue. Après tout, l’économie dont hérite le nouveau président est de loin meilleure que lorsqu’il avait quitté il y a quatre ans.
La plupart des économistes s’attendent à ce que sa promesse de tarifs fasse repartir l’inflation à la hausse. «Qu’est-ce qui va se passer lorsque les prix vont continuer d’augmenter? Est-ce que ses électeurs se sentiront trahis? Ou est-ce que Trump, Elon Musk et compagnie vont faire ce qu’ils font avec les feux à Los Angeles, et blâmer le wokisme?»
Mais même s’il échouait sur le plan de l’économie, certains de ceux qui seront nommés à des postes-clefs semblent avoir pour leur part l’objectif de se débarrasser des institutions démocratiques et instaurer un régime autoritaire, ont prévenu, ces derniers mois, plusieurs experts.
Pour que des contre-pouvoirs soient capables de l’empêcher, insiste Nichols, il faut que suffisamment de citoyens soient convaincus que l’effort en vaut la peine : une démocratie, dans ses mots, «dépend des connaissances et de la vertu» de ses citoyens, deux ingrédients qui semblent manquer dans le contexte actuel. «Beaucoup des défis auxquels nous faisons face sont des dilemmes politiques que nous pourrions résoudre si nous étions plus disciplinés dans notre volonté d’apprendre, et plus civiques dans notre vie publique». Alors qu’en ce moment, les réseaux sociaux nous poussent plutôt vers davantage de désinformation, de repli sur soi et de ressentiment, concluait Nichols en 2021.
Or, en 2025, la désinformation est un phénomène qui semble avoir pris encore plus d’importance : elle est influente, «non pas parce qu’elle change les esprits, mais parce qu’elle permet aux gens de conserver leurs croyances malgré toutes les preuves du contraire », écrivaient le 6 janvier les auteurs Charlie Warzel et Mike Caulfield — ce dernier, un chercheur en éducation à l’information. La désinformation sur Internet « ne fonctionne pas tant comme une machine à laver les cerveaux, mais comme une machine à justification».
Sachant cela, ces citoyens convaincus que l’effort de défendre la démocratie en vaut la peine ont donc intérêt à s’informer le plus possible en dehors des réseaux sociaux, et de cette «machine à justification», bref à s’informer sur des sources fiables — parce que ce ne sont pas les plateformes qui vont les encourager à le faire.
Sources :
Zack Beauchamp, The Trump Cabinet picks who seriously threaten democracy—and the ones who don’t, Vox, 15 novembre 2024
Charlie Warzel et Mike Caulfield, The Internet Is Worse Than a Brainwashing Machine, The Atlantic, 6 janvier 2025
Lien vers l’article original
https://www.sciencepresse.qc.ca/actualite/2025/01/19/comment-vaincre-apathie-4-prochaines-annees