6 degrés de séparation ? Ça dépend

Kathleen Couillard – Le Détecteur de rumeurs Agence Science-Presse
6 degrés de séparation ? Ça dépend
(Photo : Deposit)

SCIENCE. On dit souvent que le monde est de plus en plus petit grâce aux nouvelles technologies et qu’il serait possible d’entrer en contact avec n’importe qui, moyennant seulement quelques intermédiaires. La chose se vérifie-t-elle, s’est demandé le Détecteur de rumeurs.

L’origine de la rumeur

L’idée qu’il est possible de rejoindre n’importe qui sur la planète en seulement quelques étapes a été évoquée pour la première fois en 1929 dans la nouvelle Chaînes de l’écrivain hongrois Frigyes Karinthy. Le narrateur y déclare que la Terre est de plus en plus petite et l’un des personnages fait alors le pari qu’il peut établir un lien entre deux personnes choisies au hasard en n’utilisant pas plus que cinq intermédiaires. Le concept était toujours populaire 60 ans plus tard, au point d’avoir inspiré la pièce Six Degrees of Separation de John Guare, qui a été portée à l’écran en 1993.

Est-ce mathématiquement démontrable ?

Plusieurs scientifiques ont essayé de prouver ce concept, dont Stanley Milgram, un psychologue américain connu pour sa célèbre expérience sur la soumission à l’autorité. Dans un article publié en 1967 dans le magazine de vulgarisation Psychology Today, il résumait la question ainsi : si deux personnes ne se connaissent pas personnellement, combien d’intermédiaires seront nécessaires pour établir un contact ?

Dès la fin des années 1950, des chercheurs du MIT et de IBM avaient tenté de résoudre cette question avec une approche mathématique. En supposant qu’un individu moyen ait environ 500 connaissances, ils ont estimé qu’il y avait seulement 1 chance sur 200 000 que deux Américains se connaissent. Cependant, selon les probabilités, il y aurait une chance sur deux qu’on puisse les connecter grâce à seulement deux intermédiaires.

Toutefois, ce modèle n’est pas parfait. Par exemple, Milgram soulignait qu’il est probable que la plupart des 500 connaissances de l’ami d’une personne figurent déjà parmi les connaissances de cette personne. De plus, le modèle mathématique ne tient pas compte des barrières sociales qui pourraient exister, ajoute-t-il dans un second article publié en 1970.

Qu’en est-il dans la vraie vie ?

Milgram et son collaborateur, Jeffrey Travers ont tenté de résoudre le problème dans des expériences menées au Kansas, au Nebraska et à Los Angeles. Le principe est toujours le même. Une personne est choisie au hasard dans une autre ville du pays et on demande à un groupe de personnes de lui faire parvenir un document. Si elles ne le connaissent pas personnellement, elles doivent l’envoyer à des intermédiaires qui font partie de leurs connaissances.

Milgram et Travers ont ainsi mesuré le nombre d’intermédiaires nécessaires pour réussir le défi. La longueur des chaînes qui sont arrivées à destination variait de 2 à 10 intermédiaires. Cependant, en moyenne, de 5 à 6 individus étaient suffisants pour mettre deux personnes en contact.

Qu’en est-il avec l’avènement des communications électroniques ? En 2003, Duncan Watts, un sociologue américain employé par Microsoft, a réalisé une expérience similaire en utilisant cette fois des courriels. Plus de 98 000 participants devaient faire parvenir un courriel à l’une des 18 personnes cibles choisies dans 13 pays différents. Il a estimé qu’il était possible de rejoindre la personne cible en 5 à 7 étapes. L’expérience a été reproduite en 2007 auprès de plus de 85 000 personnes provenant de 163 pays.

Des barrières sociales

Ces résultats ont toutefois été critiqués, notamment par Judith S. Kleinfeld, une professeure de psychologie de l’Université de l’Alaska à Fairbanks. Elle souligne qu’on parle peu du très faible taux de réussite de ces expériences.

En effet, dans celle réalisée au Kansas, seulement 3 des 60 documents se sont rendus jusqu’à la personne cible. Dans l’étude du Nebraska, seulement 64 des 217 chaînes sont arrivées au destinataire : un taux de réussite d’à peine 29 %. Dans le cas de l’expérience réalisée à Los Angeles, ce taux diminue à 22 %. Dans l’expérience de Watts avec les courriels, le taux de réussite est encore plus bas, c’est-à-dire entre 0,1 % et 0,5 %.

Selon Milgram, les principales raisons de ces échecs seraient que certains intermédiaires n’étaient pas intéressés par le projet ou ne savaient pas à qui envoyer le document. Cependant, déjà en 1967, il admettait que les structures sociales sont un obstacle important au principe des six degrés de séparation. Il existerait des barrières qui font que les réseaux de contacts de deux personnes ne se croiseront jamais. En plus du fait que les gens qui vivent dans des communautés très isolées seront difficiles à rejoindre.

Selon ce qu’écrivait Watts en 2003, bien que certaines personnes réussissent à trouver des stratégies pour établir des connexions avec des étrangers, une trajectoire simple n’existe pas dans la plupart des cas : c’est ce dont témoigne l’interruption des chaînes.

L’effet des réseaux sociaux

Les expériences menées par Milgram et Watts ne permettent donc pas de déterminer les connexions réelles entre les gens, puisque le résultat dépend en partie de la motivation et de la débrouillardise des participants. Des chercheurs ont contourné cet obstacle grâce aux réseaux sociaux.

En 2008, des scientifiques ont utilisé le système de messagerie instantanée de Microsoft pour étudier les connexions entre les utilisateurs. Ils ont analysé un échantillon de 1000 personnes provenant d’une communauté de 240 millions d’utilisateurs pendant un mois. Ils ont ainsi calculé que la distance moyenne entre deux utilisateurs était de 6,6 bonds, soit 5,6 intermédiaires.

Cependant, ce calcul a été effectué à partir des utilisateurs qui avaient communiqué avec d’autres utilisateurs pendant la durée de l’expérience. Les liens entre les utilisateurs inactifs pendant cette période n’ont donc pas été considérés.

Une équipe de Facebook a jugé bon de réaliser une expérience similaire en 2011 sur ses propres utilisateurs, qui totalisaient alors 721 millions de personnes, ou 10 % de la population mondiale. Ils ont calculé que dans 92 % des cas, les individus étaient à 5 intermédiaires ou moins les uns des autres. La distance moyenne entre deux utilisateurs était de 4,74 bonds, c’est-à-dire 3,74 intermédiaires.

Verdict

Il est bel et bien possible de connecter deux personnes qui ne se connaissent pas, grâce à un nombre limité d’intermédiaires. Les réseaux sociaux ont probablement diminué le nombre de personnes qui nous séparent les uns des autres. Cependant, plusieurs facteurs personnels ou sociaux rendent difficile la découverte ou la prédiction de ces trajectoires.

 

Lien vers l’article original

https://www.sciencepresse.qc.ca/actualite/detecteur-rumeurs/2022/10/18/6-degres-separation-depend

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