La détresse vécue par certains enseignants en début de carrière (Tribune libre)

La détresse vécue par certains enseignants en début de carrière (Tribune libre)
(Photo : Illustration, L'Express)

TRIBUNE LIBRE. L’autrice de la lettre s’adresse au ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, concernant ce que vivent les enseignants en début de carrière au Québec.

Cher monsieur Roberge,

Vous rappelez-vous de cette journée d’août où vous avez pris possession de votre toute première classe? Vous deviez, tout comme moi, n’avoir pas plus que 25 ans, et à l’époque, le cœur débordant de ce désir d’enseigner, de transmettre et de former la génération suivante. Vous êtes entré pour la première fois dans ce poussiéreux local qui allait être votre maison pour les 10 prochains mois, un royaume où vous alliez enseigner à vos élèves, certes les savoirs scolaires, mais également l’ouverture d’esprit, le respect, la compassion et la gentillesse.

En août dernier, j’ai reçu un appel de mon centre de services scolaire. Quand j’ai vu le numéro sur l’afficheur, mon cœur a sauté un battement. J’allais être enseignante en première année jusqu’en juin. À ce moment, je n’avais aucune idée de ce que me réservait cette toute première expérience comme enseignante titulaire. J’ai pris possession de ma classe plusieurs journées avant la rentrée scolaire, et ce de façon bénévole, afin d’être prête pour accueillir mes élèves. L’excitation était à son comble. Vous vous rappelez de ce mélange de stress et de fierté à l’idée de faire enfin partie de cette guilde de héros qu’est le corps enseignant? J’allais avoir mon nom sur une porte de classe.

Mon enthousiasme a toutefois été de courte durée. On m’annonce que ma classe sera constituée de 23 élèves, nombre qui dépasse la limite habituelle pour le niveau auquel j’enseigne. Également, ma classe est constituée de plusieurs élèves ayant des problèmes de comportement. Plusieurs TDAH non diagnostiqués, des troubles de l’opposition sévères, des élèves avec de l’anxiété, d’autres ayant des milieux familiaux très instables sans compter les nombreux élèves en difficulté d’apprentissage. Sur 23 élèves, j’en compte 7-8 qui ne me demandent pas de soutien constant, tant au niveau des apprentissages que des comportements. Malgré cela, aucune heure ne m’est attribuée en éducation spécialisée, puisqu’en première année, il est très rare que les diagnostics soient réalisés, ne me permettant ainsi pas d’accéder à des ressources supplémentaires. Je me rends vite compte que cette année, je ne serai pas enseignante. Je serai éducatrice spécialisée, psychologue, intervenante sociale, infirmière, et même maman, pour certains.

J’ai lu, monsieur Roberge, que vous avez été président de l’Association de défense des jeunes enseignants du Québec (association qui ne semble plus exister aujourd’hui) vers la fin des années 2000. Je crois malheureusement que vous avez laissé tomber les jeunes enseignants, mais également les moins jeunes qui tombent au combat comme des mouches. Ces enseignants d’expérience quittent l’emploi et laissent malheureusement leurs classes difficiles à nous, les jeunes enseignants inexpérimentés, qui n’avons absolument pas le savoir-faire et les connaissances nécessaires pour enseigner dans des contextes où enseigner n’est plus possible. Ce que vous demandez aux jeunes enseignants n’est pas réaliste. Espérer de nous que l’on performe, avec le médium que vous nous avez octroyé pour créer, n’est pas possible.

Notre système d’éducation est malade tout comme les près de 9000 enseignants qui ont reçu des prestations d’assurance-salaire en 2016-2017 pour cause de maladie (Labbé, 2020). Ce nombre est loin d’être en diminution. J’ai moi-même dû quitter mon poste afin de sauver ma peau. Des classes trop pleines, des élèves ayant des besoins particuliers, un manque criant de ressources, des directions qui gèrent nos écoles comme de grandes entreprises, les limites floues de nos tâches qui se prolongent jusque dans notre vie privée sont les principales causes du mal-être des enseignants.

J’en suis à mon premier contrat, et tout de suite monsieur Roberge je peux vous confirmer que ce bateau qu’est votre école québécoise perdra un matelot de plus. Nous n’en pouvons plus de répondre à des courriels jusqu’au coucher. Nous n’en pouvons plus de devoir faire des miracles avec rien. Nous n’en pouvons plus de pleurer le soir en pensant aux élèves qu’on laisse tomber parce qu’on doit répondre aux besoins particuliers d’un ou de deux élèves en trouble du comportement. Nous n’en pouvons plus de craindre les représailles des directions trop peu empathiques. Nous n’en pouvons plus de l’anxiété, du stress, de la tristesse et du sentiment d’incompétence sans compter le fardeau additionnel relié aux mesures sanitaires actuelles. Nous n’en pouvons plus de ne pas pouvoir faire ce métier pour lequel nous avons étudié : enseignant. Laissez-nous enseigner!

En attendant, je retourne à l’université, étudier dans un autre domaine, un domaine qui me permet de déployer tout mon potentiel, un domaine qui me respecte dans mes limites d’être humain. Je ne dis toutefois pas adieu à l’enseignement. Je vis dans l’espoir qu’un jour vous écouterez ce que les enseignants ont à dire.

Nous sommes vos employés les plus fidèles et loyaux parce que nous avons la jeunesse à cœur parce qu’on croit qu’elle est le moteur d’un monde plus sensible. Il est grand temps que vous nous écoutiez avant que vos loyaux enseignants ne quittent tous le navire, malheureusement naufrage en devenir.

Carole-Anne Lord-Brochu, une future ex-enseignante de la région de Drummondville

 

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