La puissance des signes (Tribune libre)

La puissance des signes (Tribune libre)
Lettre d'opinion (Photo : Illustration, L'Express)

Les choses sont complexes, disait René Thom; en effet!  D’une aporie à l’autre, d’un dilemme à l’impasse, il n’y a souvent qu’un pas. Dans son dialogue sur la Beauté, L’Hippias majeur, Platon concluait que le Beau est une chose difficile, sans pour autant conclure sur le Beau en soi. Ainsi, manifestement, en est-il des signes religieux à propos desquels les discussions oscillent entre les mots et les choses, sans jamais pouvoir conclure de manière satisfaisante. Au centre de ce débat au caractère aporétique assuré, celui du pouvoir des signes.

Traditionnellement, on définit un signe comme étant quelque chose qui est là à la place d’autre chose, et c’est le lien entre ces «choses» qui fonde la réflexion autour de la fonction des signes et de leur puissance, religieux ou autres. Une puissance et une force dont les fondements ne relèvent pas nécessairement d’une attitude rationnelle. Il faut savoir, comme le disait André Comte-Sponville, que la foi est une croyance et ne pas croire qu’il s’agit d’un savoir. Si le signe est un objet qui suscite une mise en relation avec autre chose que l’objet, c’est au niveau de la signification que tout se joue. L’objet sera matériel, la signification immatérielle et souvent irrationnelle. Difficile, dans ces conditions, d’argumenter rationnellement.

Certains prétendent que le récent projet de loi sur la laïcité est une attaque contre les religions; or il n’en est rien. Et en quoi, pourrait-on demander, est-ce que l’enseignement, par exemple, serait une pratique religieuse; à quel rituel correspond donc cette nécessité, pour certaines personnes, d’afficher leurs croyances? Il s’agit plutôt d’interdire le port de tous les signes religieux dans certaines circonstances et lieux bien précis, peu importe la religion, à savoir une sorte de code vestimentaire souvent imposé dans différents emplois sans pour autant susciter tant de polémique. Ici, donc, c’est la signification qui entre en jeu : la puissance sémantique du signe (religieux), ce dont toutes parties conviennent manifestement, sans quoi il n’y aurait pas de débat. Il y aurait là une forme de discrimination à l’emploi, prétend-on ailleurs; or, objectivement, il n’en est rien, puisque cette condition n’en serait qu’une parmi bien d’autres pour accéder au travail souhaité, comme c’est le cas pour tous les emplois disponibles qui sont aussi soumis à des critères et conditions bien précis. La puissance du signe est donc sollicitée ici aussi. On parle de racisme également, alors que les religions ne sont pas une question de race, une notion par ailleurs de plus en plus désuète dans les milieux mieux informés.

Si les différents protagonistes ne peuvent pas s’entendre sur ces faits, leur interprétation sous forme de discussion ne pourra jamais aboutir.

Il y a eu une contradiction objective qui a traîné longtemps quant à la présence du crucifix à l’Assemblée nationale qui, se voulant religieusement neutre, acceptait pourtant depuis 1936, à savoir une autre époque, la présence de ce symbole tout autant religieux que patrimonial chapeautant la tête du président de l’auguste assemblée. Il ne s’agit pas de nier la présence de la religion dans l’Histoire du Québec, mais de placer ses symboles dans des cadres mieux adaptés à l’esprit des lieux et du temps. Heureusement, cette contradiction semble s’estomper, tout en respectant le symbole.

Les signes religieux, autant que plusieurs symboles politiques, sont puissants. Plusieurs changements de régime politique mettent en évidence la destruction des images qui désignaient la présence des régimes précédents. Les signes religieux, si on veut accepter la transition vers un État laïque, sont voués, dans certains espaces publics, à prendre moins de place, ce qui est cohérent, ce qui est une position rationnelle à l’intérieur d’une telle transition. Pourquoi donc tant de résistances? La puissance du signe est la réponse. La transcendance qu’il suscite, l’au-delà de la kippa, l’autre versant du kirpan, l’ailleurs du voile islamique, la passion christique résumée par le crucifix, outrepassent allègrement leur matière, tissu, métal, bois qui se sont que des supports matériels officiant comme signes d’une très influente transcendance, fondée sur la croyance, qu’il serait à la fois naïf et dangereux de nier.

Cela étant, un projet de loi est aussi un signe, en l’occurrence politique, annonçant une sorte de changement de régime ou à tout le moins sa mise en acte officielle et légale, dans un État de droit.

Si la discussion sur les signes religieux ne semble pouvoir aboutir qu’à une impasse, compte tenu du caractère irrationnel –de mauvaise foi- qu’elle implique, entre un signe politique, le projet de loi, et le signe religieux, multiforme, le choix apparaît moins difficile. Ce projet de loi s’inscrit avec cohérence dans l’évolution du Québec des quarante ou cinquante dernières années et en aucun cas ne semble priver qui que ce soit de ses libertés de pratique religieuse.

À devoir choisir entre deux fortes puissances sémantiques, deux grandes forces vitales, les signes religieux et les lois qui façonnent nos sociétés, il me semble cohérent d’opter pour la seconde, en veillant toutefois à ne pas chercher à priver qui que ce soit de ses croyances et de ses pratiques religieuses ce qui, objectivement, n’est pas le cas dans le cadre du projet de loi sur la laïcité actuellement débattu.

Jean Lauzon Ph.D., sémioticien

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