Un manque de jugement

Un manque de jugement

Sous le prétexte de rapporter des faits, deux journalistes de l’Express, Cynthia Giguère-Martel et Alexandre Faucher, ont couvert leur visage pour aller voter par anticipation. Ils ont publié le compte rendu de leur expérience à ce sujet à travers deux médias : dans l’édition imprimée du journal l’Express du 14 octobre 2015, et sur le site web de Transcontinental auquel renvoie l’article de l’édition imprimée.

L’article sur le web, cosigné par Jessica Ébacher, Jean-Pierre Lefèbvre, Cynthia Giguère-Martel et Alexandre Faucher, se termine ainsi, sous le titre «Le mouvement sur le web» : «Une page facebook a récemment été créée afin de demander aux gens de voter à visage couvert. L’objectif est de faire réagir le gouvernement pour que celui-ci change son fusil d’épaule. "Nous croyons que l’exercice de la démocratie doit s’effectuer dans la laïcité, y est-il notamment indiqué. Nous demandons que le vote électoral soit fait à visage découvert." Jusqu’à présent, plus de 8500 personnes disent vouloir prendre part à l’initiative nommée «Le 19 octobre, je vote voilée».»

On conviendra que la discussion autour du voile, du niqab et du vote à visage couvert a une forte connotation politique pour deux raisons :

1. le débat a surgi en pleine campagne électorale ;

2. il a fortement polarisé les intentions de vote, tel que l’illustrent de nombreux sondages.

Qu’on soit d’accord ou non avec la revendication, là n’est pas la question. Qu’on rapporte dans un journal qu’un tel débat divise la société n’est pas la question non plus. Le problème réel, c’est que les journalistes, en commettant ce geste et le diffusant par la suite, ont eux-mêmes réalisé, dans le contexte électoral actuel, un acte très connoté politiquement.

On n’a pas seulement décrit «comment ça se passe» lors du vote. Au contraire, en contextualisant le geste par une référence à la page Facebook «Le 19 octobre, je vote voilée», les journalistes lui ont donné un sens politique. Ils l’ont associé à ceux qui estiment que «l’exercice de la démocratie doit s’effectuer dans la laïcité» et qui veulent «faire réagir le gouvernement pour que celui-ci change son fusil d’épaule.». Qu’un «mouvement sur le web» soit né du débat n’excuse pas qu’un média d’information prenne part à ses actions.

Le code de déontologie du Conseil de presse stipule que «Les journalistes doivent éviter, autant dans leur vie professionnelle que personnelle, tout comportement, engagement, fonction ou tâche qui pourrait les détourner de leur devoir d’indépendance et d’intégrité.» Les médias d’information doivent également établir «une distinction claire entre l’information journalistique et la publicité afin d’éviter toute confusion quant à la nature de l’information transmise au public.» L’équipe éditoriale du journal l’Express de Drummondville a-t-elle contrevenu au code de déontologie du Conseil de presse ? Ce geste et sa publication ont-ils détourné le média de son rôle de fournir une information exacte, rigoureuse, impartiale et «sans parti pris en faveur d’un point de vue particulier» ?

Une chose est certaine : même s’il n’en était pas conscient, le journal a joué le jeu d’un détournement politique qui a lieu présentement dans la campagne électorale.

On prétendra sans doute que telles n’étaient pas les intentions. Or, toute réflexion sérieuse préalable à ce geste politique aurait dû prévenir un tel détournement. De deux choses l’une : soit cette réflexion n’a pas eu lieu avec sérieux, soit ce détournement sert à son tour les intérêts du journal, par le biais d’une publicité qui fait parler de lui…

Grégoire Bédard, enseignant au département de Littérature et Communication

Cégep de Drummondville

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