Où est la véritable histoire?

Dans le premier paragraphe de l’article faisant l’annonce du projet de livre sur le 200e anniversaire de Drummondville (L’Express, 19 octobre 2014), on lit que : «les citoyens ne doivent pas s’attendre à un ouvrage conventionnel dans lequel les faits sont enlignés les uns après les autres, de façon monotone.» Comme historien, dois-je vraiment rappeler à la Société d’histoire que si la rigueur scientifique entretient parfois une certaine monotonie, elle permet aussi d’éviter certains biais, comme l’effet «on es-tu beaux, on es-tu gentils» dans lequel tombe souvent ce type de projet?

Bien que je trouve extrêmement affligeant qu’une société d’histoire considère sa propre histoire comme «monotone», je comprends le désir de celle-ci de renouveler le genre, même s’il n’est pas toujours possible de réinventer la roue. En effet, il suffit de feuilleter les principaux albums souvenirs publiés à l’occasion d’anniversaires de municipalités pour se rendre compte que ceux-ci s’appuient souvent sur des témoignages de pionniers (quand ils ne les publient pas intégralement) comme la SHD projette de le faire dans son ouvrage. L’emballage mis à part (comme les dernières innovations du graphisme), il y n’a donc absolument rien de novateur dans ce type de projet. Or, une des caractéristiques des souvenirs de pionniers, sans vouloir mépriser ceux qui en sont les auteurs, réside précisément dans leur manque d’esprit critique, de rigueur et d’objectivité. De tels albums historiques ont aussi souvent eu comme défaut de faire la propagande de certaines entreprises privées (une forme de publicité gratuite qu’il conviendrait aussi d’éviter). Il y a aussi un certain risque à une telle superposition d’anecdotes sans rapport les unes avec les autres, qui confèrent à ce type d’ouvrage une allure de « patchwork » au style souvent décousu et artificiel. Les anecdotes sont peut-être amusantes, mais, comme les photographies, elles servent avant tout à accompagner le texte. Elles ne sauraient en aucun cas constituer l’essentiel et se substituer à l’esprit critique, car l’histoire, contrairement à ce qu’on croit souvent, n’est pas qu’un catalogue de dates et d’événements. Ceux-ci doivent aussi être mis en perspective et faire l’objet d’un minimum de rigueur scientifique.

Bien que je comprenne le désir de la SHD de permettre à la population drummondvilloise de se réapproprier sa propre histoire, conformément aux tendances actuelles de l’histoire sociale, je considère extrêmement décevant que la SHD n’ait pas parrainé la publication d’une véritable synthèse historique (c’est-à-dire bâtie selon des critères scientifiques) sur l’évolution de la ville. En effet, des occasions comme celles d’un 200e anniversaire sont extrêmement rares. On pourrait évidemment reporter à plus tard la réalisation d’une telle synthèse, mais la sensibilité des différents commanditaires risquerait fort bien de n’être plus la même dans un autre contexte. À mon sens, la SHD a raté une belle occasion de léguer aux générations futures un véritable ouvrage de référence.

Une histoire qui ne présente que les aspects positifs de l’évolution d’une société ne peut que s’avérer fragmentaire et erronée. Prétendre, comme semble le faire la SHD, qu’un lecteur moyen ne pourra saisir toutes les subtilités d’une histoire conventionnelle est non seulement méprisant, mais constitue une insulte à l’intelligence, autant qu’une solution de facilité. On rétorquera sans doute que le même lecteur moyen adore les réponses toutes faites, mais la réalité historique n’est pas aussi simple. L’histoire n’est jamais ni noire ni blanche, elle est en vérité plutôt «grise». Comme toute science, ainsi que l’affirme Hubert Reeves, l’histoire cultive d’abord l’aptitude au doute. On pourra déplorer qu’il n’existe aucune certitude en science, mais c’est comme ça.

De la même façon, ce n’est certes pas en recherchant une vaine et illusoire unanimité que l’histoire parvient à décrire la réalité, car l’objectivité en histoire n’existe pas. Tout auteur qui aborde l’histoire le fait toujours influencé par ses propres valeurs. Plutôt qu’en produisant une histoire consensuelle qui ne satisfera de toute façon personne, c’est en reflétant les aspects tant positifs que négatifs de l’évolution d’une société que l’histoire restitue les faits et les personnages du passé dans leur véritable perspective. Les ancêtres du passé ne sont pas des héros désincarnés aux qualités surhumaines et inatteignables; c’est en les restituant dans leur dimension humaine, avec leurs qualités et leurs défauts, qu’on développe le sentiment d’appartenance du lecteur et qu’on lui permet enfin de s’approprier sa propre histoire.

Bien que le recours à des historiens comme M. Thibeault et Mme Allard puisse permettre d’atténuer les biais d’une histoire trop «jovialiste» et consensuelle, particulièrement en ce qui concerne les périodes les plus anciennes dont tous les témoins directs des événements ont disparu, il faut se méfier de toute tendance à l’hagiographie et à l’autoglorification (par exemple en ce qui concerne la paternité de l’invention de la poutine qui demeure encore très discutée de nos jours, puisque des villes comme Victoriaville et Warwick pourraient également en revendiquer l’acte de naissance). Évidemment, la publication de telles histoires positivistes ne risque pas de provoquer de débats contradictoires. Le seul problème est que le populisme (parlez-en au maire Tremblay de Ville Saguenay) survit rarement à l’épreuve du temps, tout en comportant l’inconvénient de mécontenter tout le monde à la fois.

Il reste évidemment la question de la colorisation des photographies. Récemment, des séries télévisées comme Apocalypse et La Deuxième guerre mondiale en couleurs, ont mis au goût du jour de telles techniques qui, à mon humble avis, devraient être utilisées avec la plus élémentaire précaution. Dans le cas des séries télévisées, on peut toujours contrecarrer une telle déformation des documents en désactivant la couleur sur son téléviseur, mais un tel retour en arrière est impossible dans un livre. Pour les historiens, la colorisation des documents soulève deux problèmes de taille : à savoir la difficulté de restituer les bonnes couleurs et les bonnes teintes (particulièrement quand les personnes responsables de ce travail n’ont pas vécu directement les événements). Ce problème interpelle la méthodologie de l’historien elle-même, car un historien, et à plus forte raison un archiviste, doit toujours veiller au respect de l’intégrité des sources. Il ne faut pas oublier que le noir et blanc fait partie intégrante de la personnalité des documents, qui reflètent toujours les lacunes de la technologie de l’époque. C’est pourquoi il est préférable en histoire de s’en tenir aux documents originaux. La valeur documentaire d’une photographie ne se limite pas en effet à son contenu, mais s’étend également à la façon dont il est représenté (la technologie), mais je suis peut-être trop scrupuleux… Il faut dire que les photographies en noir et blanc ont une connotation rustique que j’ai toujours trouvée attachante, ce qui n’est sans doute pas le cas de tout le monde à une époque où l’on a un peu trop tendance à tout uniformiser. Les photographies anciennes sont aussi des œuvres d’art qu’il faudrait éviter de profaner avec des improvisations technologiques pour le moins arbitraires et subjectives sous l’influence de la dernière innovation du moment. C’est un peu comme si on ajoutait des mots à un document écrit, sans consultation de son auteur, ou comme si, toutes proportions gardées, on ajoutait des éléments à un tableau de Renoir ou de Michel-Ange…

Le problème de la colorisation des photographies serait ainsi assimilable à une sorte de profanation des documents, voire même à une forme de fausse représentation, puisqu’on ne pourra jamais être certain d’avoir choisi les bonnes teintes ou les bonnes couleurs. Prenons l’exemple d’une photographie en noir et blanc représentant une automobile. En noir et blanc, et dépendamment de l’éclairage utilisé, une automobile bleue pourrait tout aussi bien avoir l’air verte. Quel que soit votre choix (à moins bien entendu de disposer d’une source complémentaire comme un document écrit, ce qui ne saurait être le cas de toutes les photographies), vous ne pourrez jamais être sûrs que celui-ci reflète la vérité historique.

Une telle colorisation risque aussi d’engendrer une certaine confusion. Dans quelques années, à moins d’être un spécialiste, on éprouvera sans doute quelque difficulté à distinguer entre l’original et la copie. À une époque où les technologies deviennent rapidement obsolètes, on a trop souvent tendance à tout uniformiser, comme si toutes les époques se valaient et étaient à ranger sur le même pied… Comme tous les jeunes qui croient souvent avoir tout inventé, toutes les époques se considèrent supérieures à la précédente, c’est pourquoi l’historien doit toujours observer une certaine distance et relativiser les événements. Contrairement à la croyance populaire, il n’y a pas d’évolution en histoire. Toutes les époques connaissent en effet leurs avancées et leurs reculs. Or, le rôle de l’historien n’est-il pas d’opérer un certain recul et de savoir travailler sur le long terme, au-delà des effets de mode et des tendances du moment ? L’histoire nous dira si la colorisation des photographies se transformera en tendance à long terme, mais pour l’instant, contentons-nous d’observer une certaine gêne…

En terminant, il faut espérer que la Société d’histoire pourra rectifier le tir afin de doter la population drummondvilloise d’un véritable ouvrage de référence, car les anecdotes, si elles contribuent souvent à ajouter du piquant à un texte, ne sont pas de l’histoire. Il faut encore entreprendre les liens et la mise en contexte qui s’imposent afin de donner aux événements un sens. Quant aux documents d’archives eux-mêmes, ils ont suffisamment de valeur en eux-mêmes pour qu’il ne soit pas nécessaire de les enjoliver avec toutes sortes de prouesses technologiques, fussent-elles à la dernière mode. L’intérêt de l’histoire comme discipline est précisément de savoir observer un certain recul et de transcender les modes éphémères et ponctuelles qui ne survivent pas toujours à l’usure du temps. L’authenticité et la crédibilité de l’histoire sont à ce prix.

 

Jean-Pierre Bélanger, Historien

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